Aguirre, la colère de Dieu II
Deuxième partie de mon développement sur Aguirre, la colère de Dieu. Pour retrouver la première, allez au 15 mai 2010.
II Ensauvagement du spectateur
Aspect documentaires de la fiction
Aguirre, la colère de Dieu est sans contestes une fiction historique : tourné en 1974, elle raconte une histoire se déroulant en 1561, comme l'indique le carton préliminaire. Elle reprend des éléments de la vie de l'époque : le nom du moine Gaspar de Carvajal, la façon dont Pizzaro signe la lettre pour sceller le départ des éclaireurs, les armures qui rouillent, la lecture de la lettre d'Aguirre. Parallèlement, il présente dans son film de longs plans séquence, tels que les ordres donnés par Pizzaro, ou il fait commencer ses plans alors que la majorité de l'action est passée. Ceci donne un aspect pris sur le vif.
Cependant, la fiction est stylisée : par exemple, un plan sur les deux femmes stoïque, suivis de gros plans sur les visages d'hommes qui se décomposent. Ainsi que le dit Werner Herzog dans son entretient avec Norman Hills, il ne voulait pas faire du cinéma comme l'aurait fait Hollywood. Après le départ de Ursua, aux deux tiers du film, se présente un plan statique de Doña Ines de dos. Un réalisateur hollywoodien aurait fait un plan de face pour que l'on voie les yeux qui pleurent de façon à faire circuler un pathos. Herzog n'a pas effectué ce choix et a préféré une image stylisée pour faire comprendre ce sentiment de façon plus profonde.
Herzog n'arrête pas d'osciller entre une grande stylisation et un parti pris documentaire, sans que le film ne soit jamais un docu-fiction. Il n'a pas créé une reconstitution de la réalité, mais des caractères tellement plus grand que le théâtre sort de ce film de façon Shakespearienne.
La ligne dramatique et le cercle mythologique
Aguirre recherche l'Eldorado. C'est " une force qui va ", sans regrets, sans jamais regarder en arrière. Plus le film avance, et plus autours de lui, les personnes avec la même ambition meurent. Meurent aussi ceux qui ont une ambition opposée, celle de revenir en arrière. Mort symbolique ou réelle de Pizzaro, laissant Ursua et Aguirre aller en aval en éclaireur, lui qui avait commencé par les avait prévenir : " si vous n'êtes pas de retour d'ici vingt jours, nous repartirons en arrière. " Déchéance puis mort de Ursua qui voulait remonter le fleuve pour rejoindre le gros des troupes, alors que le nouveau radeau vient d'être achevé. Puis, plus tard, c'est au tour d'un homme qui veut quitter le radeau et rejoindre Pizzaro. Le retour en arrière semble impossible.
Pour contrebalancer cet état de fait, le film présente une fuite en avant suicidaire. Ainsi est filmé le départ final de don Ursua, qui est sur le point de se faire pendre. De même, la fuite de Doña Inez est tournée avec le même objectif : Sur la berge, elle s'approche de la caméra qui tourne sur elle même en plan séquence, avant de la voir disparaître, sans oser l'accompagner plus avant. Aguirre suit son objectif à la trace, et rien ne l'arrête. Ceux qui veulent retourner au début de l'aventure en rejoignant Pizzaro sont successivement assassiné par le soin de ses hommes de main, et, parce qu'il dérange sur le radeau, l'unique cheval est abandonné sur la berge avec sa parure.
On pourrait croire que le film est fait pour raconter une histoire en ligne droite. Mais ce n'est pas le cas, car le cercle s'y immisce petit à petit. Au bout de quinze minutes de film, le tourbillon attirant un radeau est le premier de ces cercles. Au bout de quarante cinq minutes, c'est la caméra qui commence à ce déplacer, à tourner autour du radeau. Le fleuve s'élargit, et le radeau semble non seulement ralentir, mais aussi se mettre à tourner. Enfin, dans le jeu des acteurs, il y a ce que Herzog appelle " la spirale-Kinski " soit la façon qu'il a de se tenir, de se déplacer sur le radeau ou d'entrer dans le champ, en tournant sur lui-même, donc en utilisant la forme circulaire.
Néanmoins, la progression semble continuer, jusqu'à ce que soit vu le voilier, perché dans un arbre. Cette image peut signifier plusieurs choses - nous y reviendront lorsque nous regarderont la mythologie développée dans ce film - notamment qu'en fait le voyage est immobile. Le radeau, porté par des intérêts divers, ne va ni dans un sens ni dans l'autre, mais il tourne en rond en se sortant de la réalité.
La ligne, les arcs dramatiques du drame se rompent petit à petit, plus rien n'a d'importance, ainsi que le démontre la discution autours du bateau perché. Ensuite, l'histoire est basée sur une ironie dramatique : le spectateur sait que l'Eldorado n'existe pas, alors que les personnages l'ignorent ; cette ironie représente elle aussi un cercle. Or, les aboutissements des mythes sont connus, et, comme celui de Sisyphe, en tant qu'objets d'initiation, ils ne font que ce répéter : eux aussi sont basés sur une structure circulaire. Ce changement aide à l'ensauvagement du spectateur, car il ne sait plus quel rythme suivre. Ce changement de rythme permet à Aguirre de créer une nouvelle mythologie à la fin du film, une nouvelle genèse.
Mythologie
Pour pouvoir créer cette nouvelle genèse, il faut que toute la mythologie judéo-chrétienne, qui est la base de la culture occidentale, soit détruite. Or, nous sommes plongés dans un espace qui diffère de sa logique : un fleuve sans rives, bordé presqu'essentiellement de jungle. Dans l'imaginaire occidental, cela ressemble à un univers paradisiaque, s'il n'y avait eu les flèches tirées par les Indiens, et leur cannibalisme. Pour détruire cette mythologie occidentale, il faut que les images fortes de cette culture soient déchues : Aguirre doit remonter au delà du déluge. C'est la seconde utilisation du bateau, qui peut représenter une arche, au même titre que celle pilotée dans la genèse par Noé. Cette seconde utilisation se lit avec ce que dit Aguirre par la suite, qui n'est pas sans rappeler l'union d'Adam à ève, cette dernière étant sortie de sa côte : " Moi, la colère de Dieu, j'épouserais ma propre fille et avec elle je fonderais la dynastie la plus pure que l'homme ait jamais connue."
Aguirre règne désormais sur des singes. A nouveau, suivant l'imaginaire dans lequel nous nous plaçons, ils ont deux significations différentes, opposées. Si nous restons dans l'imaginaire occidental, alors le singe représente une forme de sous homme, incapable d'être doué de pensée. Dans ce cas, Aguirre ne règne plus sur rien. Par contre, si nous nous plaçons dans l'imaginaire des indiens bordant l'amazone, notamment des Zalua, le singe y est perçu comme un homme primitif, un homme qui est sur le point d'acquérir le don de la pensée. Alors, Aguirre, comme le présente son discours, règne sur une chose en devenir. A ce moment ci, le personnage est dans le mythe, et la caméra tourne doucement autour du radeau. Il arrête de tourner sur lui même, pour se statufier. Ni lui ni le radeau n'ont donc plus désormais d'existence ``physique''.
Conclusion
Le lieu du film et la caractérisation des deux personnages principaux est marquée, pour permettre un ensauvagement d'Aguirre. Le même principe fonctionne sur les autres personnages. Ensuite, nous avons vu que par l'aspect documentaire qu'il donne à sa fiction, Werner Herzog cherche à perdre le public, aidé par une ``fin'' du drame pour entrer dans autre chose, un récit mythologique. Néanmoins, ce nouveau récit est amené de façon construite par les engrenages de ce drame qui se désagrège, ce qui aide d'autant plus à l'ensauvagement du spectateur.
Aguirre la colère de Dieu a fêté ses trente ans en 2004 sans avoir pris une ride, ceci grâce au scénario et au mélange des genres pratiqué par Werner Herzog. Hésitant constamment entre le documentaire ou la fiction stylisée, le film n'arrête pas de perdre le spectateur, et son refus de normes de type hollywoodienne lui permettent de s'ancrer non plus en 1974 mais en 1561.
Cette fiction fut la première qui rejoignit Klaus Kinski et Werner Herzog. Ces deux personne se rencontreront à nouveau dans un autre film avec un objectif tout aussi démesuré, mais avec un traitement différent de la forêt et des Indiens, entre autre : il s'agit de Fitzcarraldo, qui plonge cette fois ci non plus des hommes dans la nature la plus profonde, mais la pointe de la culture.