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Un amour fictif
23 septembre 2010

Big Fish 04

Voici la suite de mon mémoire consacré à l'adaptation de Big Fish. Vous trouverez l'introduction à l'adresse suivante : http://tomthomaskrebs.canalblog.com/archives/2010/09/09/index.html

et la première moitié de la première partie à l'adresse suivante : http://tomthomaskrebs.canalblog.com/archives/2010/09/16/index.html

Nous étudions à présent la première partie de la seconde partie.

II. LE MOUVEMENT DE L’ADAPTATION

Cette partie centrale de notre réflexion comme de notre étude cherche à comprendre de quelle façon le scénariste a transformé le récit pour en faire un produit réalisable. Afin de se faire comprendre, nous allons faire une métaphore avec le corps humain : dans un film, ce qui est projeté en est la peau, les mouvements dramatiques de chaque scène en sont les muscles et la structure en est le squelette. Nous allons commencer par voir la façon dont cette structure a été adaptée, afin de comprendre la métamorphose du squelette de l’œuvre. Puis, nous étudierons l’adaptation des personnages à partir de ce squelette, avant de chercher à comprendre l’adaptation du genre du récit.

John August explique dans son blog la façon dont il a été formé à l’écriture[1]. Lorsqu’il commence, il a déjà une idée du genre, au moins en général. Afin d’éclaircir son système de pensée, il prend l’exemple de Charlie et ses drôles de dames, sur lequel il a travaillé avant de réussir à commencer l’adaptation de Big Fish.

Le film en devenir est une comédie d’action, qui ce place idéalement dans le genre (entre L’arme fatale et Rush Hour). Après cette donnée générale, il organise son premier travail autour de la caractérisation des personnages : il faut à cette étape donner aux protagonistes leurs objectifs et leurs besoins, afin d’avoir quelque chose de cohérent en soi. Suite à ça, il s’intéresse au ton du film. Il précise alors les objectifs sur ce point – dans le cas de l’exemple qu’il donne, c’est d’écrire une lettre d’amour à Los Angeles – ainsi que les choix faits en conséquence : pour Charlie… tout le monde est bien, relaxé, le soleil brille tout le temps... Ceci fait, il peut travailler sur les formes d’action qui vont être exploitées dans le film (les héroïnes du film pris en exemple se battent au corps à corps, sans armes ; dans Big Fish, tout est réglé sans violence) Cette démarche faite, il passe à l’écriture de l’intrigue générale, et à la structure du film qui arrive ensuite de façon organique. Ceci permet d’éviter qu’une structure prenne trop d’importance sur l’histoire qu’il veut conter.

Notre analyse n’est pas conduite dans le sens de son écriture, pour être plus claire pour le lecteur.

A.    D’une structure poétique à une structure concertée

1.      Le héros aux mille et un visages de Joseph Campbell

Nous allons étudier la structure, et voir comment celle, poétique, créée par Daniel Wallace se métamorphose en une structure plus classique dans le scénario. Nous n’utiliserons pas le tableau de la morphologie du conte décrit par Vladimir Propp, mais celui, d’une quarantaine d’années postérieures, proposé par Joseph Campbell dans Le Héros aux Mille et Un Visages. Deux raisons à ce choix.

La première est que ces deux textes traitent du même sujet. Il a déjà été signalé dans la première partie qu’il existe un lien entre les mythes et les contes, aussi, leur différence vient du choix du corpus étudié dans chacun des cas. Si l’on applique les deux études au schéma de Jakobson, il apparaît que ces analyses sont toutes deux faites sur le canal de transmission, peu importe le champ transmis. Ainsi, les 17 étapes du héros que relève Campbell et les 31 étapes du conte extraites par Propp sont des distinctions différentes basées sur un même matériau. Ces deux études ne sont pas uniques, et l’on peut par exemple aussi trouver la structure en trois actes mise en place par Syd Field dans les années 80, qui traite exactement du même canal.

La seconde raison est que le texte de Campbell est cité explicitement dans le film. La dernière fois que Will vient au chevet de son père, chez lui, nous apercevons, de façon floue mais lisible, le livre américain, The Hero with a Thousand Face, sur la table de chevet d’Edward. Enfin en sous-titre au récit de Daniel Wallace, on parle de héros aux proportions mythiques.

Application de la structure proposée par Campbell dans le livre et le film

Catégories proposées par J. Campbell

Big Fish, un roman aux proportions mythiques

Big Fish, le scénario

LE DEPART

L'appel de l'aventure

La mort de mon père : première

Edward conte à Will la même histoire sur 27 ans**

Le refus de l'appel

La fille dans la rivière*

Argument entre Will et Edward

L'aide Surnaturelle

Où il va pêcher*

La mort imminente d'Edward

L’œil de la vieille*

Le passage du premier seuil

Le jour où il quitte Ashland*

Spectre*

Le ventre de la baleine

Le nouveau monde*

Les arbres qui se rebellent*

INITIATION

Le chemin des épreuves

L’œil de la vieille*

la mort de mon père : seconde

Le cirque*

La rencontre avec la déesse

Son grand amour*

séduction de Sandra*

La femme tentatrice

Le combat*

Les siamoises*

La réunion au père

Rencontre des beaux parents*

Will / Edward / Iceberg

Apothéose

La mort de mon père : troisième

Le poisson dans la piscine

Le don suprême

Le jour où je suis né*

Le papier de mort d'Edward/résurrection d’Edward

LE RETOUR

Le refus du retour

Comment il me voit*

Handimatics*

La fuite magique

Comment il me sauve la vie*, son immortalité*

Norther et le braquage + la maison*

La délivrance venue de l'extérieur

Où il fait un rêve**

Rencontre avec Jenny Hill

Le passage du seuil au retour

Où il achète une ville et davantage**

Spectre*

Maître des deux mondes

Comment tout finit

Big Fish** + L’enterrement d'Edward

Libre devant la vie

Big Fish

Will conte à son fils les histoires d'Edward

* Les flash-back sont mis en italique ;

** Les scènes réellement inventées par un protagoniste sont soulignées.

Les choix qui ont guidé l’agencement des séquences dans le tableau doivent être expliqués :

La colonne du récit de Daniel Wallace présente les titres des chapitres. Pour le film, les séquences ont été nommées de façon à ce que le lecteur puisse se les remémorer.

Certains chapitres sont volontairement absents du tableau. Daniel Wallace n’ayant pas écrit son livre en suivant une ligne dramatique classique, comme nous l’avons vu en première partie, il est normal que certains chapitres échappent à la classification présentée. De même, certaines séquences ont été volontairement oubliées lorsqu’elles ne servent que de transition.

Il faut expliquer plus précisément les choix qui ont présidé à la seconde partie du tableau, après l’épisode de la rencontre avec la déesse. La femme tentatrice a été assimilée à Sandra dans le livre, puisqu’elle tente Edward (bien que ce soit absolument involontairement) alors qu’elle a déjà une vie tracée (fiançailles puis mariage avec Don Price) ; dans le film, les sœurs siamoises ont ce rôle car, comme elles le chantent, elles ont deux cœurs donc deux fois plus d’amour à donner. Elles possèdent en plus de Sandra un charme et un exotisme inégalable qui leur permet d’éprouver la fidélité d’Edward qui, rappelons-le, n’a pas pu se marier avec Sandra, donc pas pu lui prêter serment d’amour.

Suite à cet épisode dans le film, la réunion au père est celle où Will parle à Edward du concept de l’iceberg. L’apothéose arrive lorsque la fiction entre dans la réalité, soit au moment où Will se met à enlever les mauvaises algues de la piscine et qu’il voit la nageoire dorsale d’un poisson chat fendre l’eau un court instant. Dès lors, Will peut recevoir le don suprême, la résurrection de son père.

Toujours dans la progression du film, il apparaît logiquement, par rapport au tableau de Joseph Campbell, que le refus du retour soit marqué par le passage où Edward travaille en tant que représentant de commerce et soit vu en voiture, séquence que nous avons commodément appelé Handimatics. La fuite magique prend place lorsque Edward doit quitter la banque de toute urgence après le braquage, jusqu’à ce qu’il acquière une maison. Après cela, le passage du seuil au retour est bien évidemment la nouvelle séquence qui se déroule à Spectre, et l’étape maître des deux mondes est celle où Will conte à Edward comment il devient un poisson, suivie de la séquence de l’enterrement. Enfin, l’épilogue présente l’étape ou libre devant la vie, Will conte à son fils les histoires de son père.

2.      Etude des résultats

Si un tel tableau a pu être tiré du film, c’est parce que les liens avec la structure de Campbell sont visibles. Cependant, comme il a été mentionné en introduction à cette sous-partie, les travaux préparatoires de John August ne permettaient pas une lecture à priori par ce biais. Il faut ici observer les différences entre le texte et le scénario, puis regarder comment et pourquoi certains éléments ont été déplacés.

Le tableau montre clairement que John August a resserré l’intrigue : à défaut d’avoir une unité de lieu et une unité de temps, il crée une unité d’action. À cause des aléas de son écriture suite aux changements de réalisateurs, cette structure a émergé d’elle-même. Nous comprenons alors que si Daniel Wallace a donné libre court à sa poésie, sans vraiment s’inquiéter plus que ça d’une structure, le scénario est beaucoup plus structuré, et par suite, plus contraignant pour sa poésie.

Si l’on observe le don suprême proposé dans chacun des cas, il apparaît que le livre et le film suivent deux axes dramatiques différents : à ce niveau dans le livre, le don suprême est le fils naissant d’Edward, Will. Celui-ci peut alors chercher à perpétrer les légendes que raconte son père. À cet instant, il est donc bien arrivé au bout de ses épreuves. En revanche, de par la double ligne dramatique qui est suivie dans le scénario, cette étape y est plus ambiguë. Si l’on applique le tableau de Campbell au présent, le don suprême apparaît quand Will a la preuve qu’Edward disait vrai c'est-à-dire au moment où il reçoit de sa mère l’acte de décès de l’armée, signé pendant la guerre de Corée. Si l’on applique cette étape aux flashes back, c’est lorsque Sandra le voit revenir après qu’elle eut lu l’acte de décès. Dans le temps présent, le don est synonyme de vérité ; dans le flash back, il est égal à immortalité.

Il y a donc dans le livre la volonté de perpétrer une légende pour rendre la personne immortelle et dans le scénario l’homme lui-même qui devient immortel pour perpétrer une légende.

Pour travailler sur le mouvement de l’adaptation, nous possédons trois sources, trois étapes du scénario, étalées sur une durée de trois ans. La première est un outline. Il présente uniquement les titres des séquences, et les personnages qui y prennent part. La seconde est un sequence outline, qui propose en plus un résumé de chaque séquence. Enfin, nous avons le final production draft, scénario de production final. La progression du script entraîna des déplacements, rajouts ou suppressions de séquences. Cependant, si le scénario a connu des modifications, les personnages rencontrés par Edward ont toujours gardé le même ordre : dès le premier outline, Edward rencontre d’abord Karl, puis la fille dans la rivière, avant de rencontrer Sandra, les sœurs siamoises, et enfin la maîtresse d’Edward (amoureuse de ses histoires), qui sera au final le personnage de Jenny. Deux personnages ont eu leur rôle réduit à peau de chagrin entre le premier outline et le scénario final, il s’agit du père et de la mère d’Edward. La seule rencontre qui a été déplacée est celle avec la vieille femme à l’œil de verre ; de plus, la narration de cette séquence a été bouleversée, ceci soulevant une interrogation sur les causes de ce mouvement.

Les raisons qui ont poussé John August à déplacer cette séquence tiennent à une volonté d’efficacité du scénario. Au départ, elle se situait, comme dans le livre, juste avant la rencontre d’Edward avec Sandra[2]. Dans le sequence outline, cette scène s’est déplacée vers sa place définitive, au début du script. Ce déplacement a été effectué parce que le personnage de la vieille femme est un symbole : avec un seul œil, elle devient sorcière, bonne ou mauvaise, qui donne des objets utiles pour la suite ou les retire : elle a donc des places qui lui sont dédiées, ainsi que l’ont démontré Vladimir Propp ou Joseph Campbell : l’aide surnaturelle, le don suprême ou la fuite magique. Si cette séquence était restée à son emplacement d’origine, dans le deuxième acte, soit après qu’Edward ait trouvé un objectif, il y aurait eu un conflit entre l’objectif d’Edward d’être un ‘‘gros poisson’’ et cette vision de sa mort, arrivant inopinément. Placée au début du script, elle ouvre par contre les objectifs. Comme il l’indique dans la version définitive, connaître sa mort permet de savoir qu’il va résister à tout ce qui se passera avant, le rendant immortel, invincible.

Enfin, dans le scénario final, si elle a conservé sa place, l’histoire a été modifiée. Dans le sequence outline, voici l’histoire :

Seq. 5 – Pages 14-23 La vieille femme et l’œil

Récupérant un avion miniature, Edward est pris par la vieille femme à un œil, qui ne lui redonnera son jouet que s’il lui rend son œil de verre, volé par Don Price. Elle le met en garde de ne pas regarder dans l’œil, car il y verrait les derniers moments de sa vie.

Edward manipule Don et ses amis en les faisant regarder dans l’œil, les effrayant. Trop curieux pour ne pas regarder, Edward regarde lui aussi dans l’œil. Connaissant la façon dont il meurt, il n’a plus peur de la mort[3].

On reconnaît ici un passage plus proche du livre que celui présenté dans le film. Plusieurs raisons à la modification de l’histoire. La principale est que John August a voulu rendre l’univers encore plus enfantin, sans mettre de rapport de chantage ou d’échange de procédé dans son scénario. Il a aussi enlevé le machiavélisme dont fait preuve Edward. Il a cherché une certaine fraîcheur, une logique ‘‘purement enfantine’’.

Si la modification entre l’outline et le sequence outline tient à la position de la séquence dans l’arc dramatique de la jeunesse d’Edward donc à l’efficacité du scénario, la transformation de l’histoire au sein de cette séquence tient pour son compte à la façon dont s’exécute l’action.

De façon synthétique, l’adaptation structurelle a permis à John August de replacer des éléments afin de leur donner une dynamique, pour trouver une plus grande efficacité au scénario.

B.     Les personnages

Nous venons de voir que le travail sur le scénario a été mouvant, et que l’axe dramatique du récit en est sorti modifié. John August a commencé par travailler les personnages et c’est d’eux, semble-t-il, que part le changement de l’axe dramatique. Toujours avec l’objectif de comprendre la transfiguration du récit en produit réalisable, l’étude sera faite sur les protagonistes Will et Edward, ainsi que sur leurs mentors respectifs le Dr. Bennett et Karl, afin de savoir si les modifications apportées aux premiers ont des conséquences sur les autres.

Selon les scénaristes et script-doctors, dans les grands films, pour qu’un personnage fonctionne et soit intéressant, il faut que leurs actes soient basés sur une opposition entre le besoin et le désir. Le personnage aborde le film avec un angle amoral, et se rend compte, à la fin, que son choix était à l’opposé de son désir profond. Hormis les tragédies où s’en rendant compte trop tard le héros meurt, il a le temps de changer de perception du monde moral. Ainsi dans Big Fish, Will veut comprendre son père (besoin) mais il ne veut voir qu’une affabulation dans ses contes (désir). Il pense donc que son père n’a pas vécu ce qu’il raconte (trajet amoral) et il faudra que Jenny lui donne son point de vue pour que Will se mette à comprendre qu’il avait des pensées amorales vis-à-vis de son père, et qu’il décide de changer de cap pour avoir le temps de raconter à ce dernier sa mort (changement de perception du monde moral), avant de se rendre compte que ce qu’Edward racontait n’était finalement pas si éloigné que ça de la réalité (récompense).

Nous allons à présent étudier le cheminement de l’adaptation des protagonistes vers cette logique, avant de conclure sur le processus de rationalisation de la fantaisie, proposé initialement par Daniel Wallace, et son affadissement au sein du scénario. Puis nous étudierons les deux mentors qui présentent une particularité générée par les objectifs de chacun des protagonistes.

1.      Protagonistes

                                                                                      i.      Will

C’est par l’intermédiaire de Will que John August a vendu Big Fish aux studios Colombia Pictures. Pour tenir sa parole vis-à-vis de Sony [qui a racheté ces studios] il lui fallait créer presque de toutes pièces un personnage nommé uniquement dans le dernier chapitre du récit. Il en a fait le protagoniste de l’histoire qui s’écoule au temps présent.

Tout au plus dans le roman n’est-il qu’un narrateur, qui rapporte la vie exceptionnelle de son père, ses rapports avec lui lorsqu’il était jeune, et qui ressasse une histoire qu’il a inventée dans l’avant dernier chapitre. C’est un personnage effacé qui n’a aucune profondeur. Au tout début du texte, dans les moments où éclate le conflit entre Edward et Will (chapitre : ‘‘la mort de mon père : première’’), ce dernier est relativement adulte. Les phrases qu’il écrit sont marquées par une grande abnégation, et il reste clairvoyant sur l’état de son père, de sa mère, et sur ses réactions :

« Ce n’est pas une période facile pour [ma mère], évidemment. Ces derniers mois, elle a beaucoup perdu, en taille et en énergie ; elle reste en vie, mais elle a pris ses distances. […] Je la regarde, en ce moment, et elle a l’air perdue, comme ci elle ne savait pas où elle est ou qui elle est[4]. »

Mais cet être s’altère soudain, dans la troisième partie. Tout d’abord à cause de la réaction de ses parents. Il semble soudain beaucoup plus jeune :

« [la mère de Will] le savait parce qu’[Edward] avait passé tous les tests, toutes ces biopsies, dont, en leur sagesse, ils avaient jugé préférable de me cacher la nature jusqu’à ce qu’on soit sûr[5]. »

Première différence entre deux Will qui sont pourtant la même personne. Mais ce rajeunissement ne s’arrête pas là. Lors du chapitre suivant, ‘‘La mort de mon père, quatrième’’, le narrateur ajoute :

« Il nous faisait parfois l’honneur d’utiliser des mots qu’il avait dû aller à l’école pour apprendre : défaillance rénale, par exemple, et anémie hémolytique chronique[6]. »

Dans le livre, l’auteur s’est senti obligé de rajeunir Will à la fin de son histoire car, parallèlement, Edward est en train de se métamorphoser en poisson pour continuer dans une vie meilleure. Comprenons ce choix. Daniel Wallace a écrit son roman dans un pays où la première religion est chrétienne. Or, admettre une telle métamorphose demande un esprit qui admet l’animisme. Non que cette compréhension soit impossible à un adulte, mais elle est plus facile à faire passer par le biais d’un jeune narrateur. À ce propos, Jean Piaget explique, dans La représentation du monde chez l’enfant, que l’on naît avec une perception du monde complètement animiste, ce qui nous permet de jouer avec des peluches en les prenant pour des êtres vivants. Nous perdons ensuite petit à petit cet animisme, notamment au moment de la puberté. Il fallait donc que Will ne soit pas encore entré dans la puberté lorsqu’il relate ces faits. Ensuite, de façon plus intérieure, cela dépend de l’état dans lequel nous nous trouvons lorsque l’on sait l’imminence de la perte d’un parent.

A cause de son effacement et de son âge imprécis, le scénariste a eu du mal avec ce personnage, qu’il a dû créer de toutes pièces, comme le montrent les évolutions du scénario. Il a choisi de donner une trentaine dannées à Will, chose arrêtée et âge dont il ne changera que dans les histoires de son père. Ainsi que vu en introduction, pour en faire un protagoniste, il lui fallait un besoin et un objectif. Or, le livre est construit autour d’un besoin d’Edward qui est de voir la fiction dans la réalité. John August a transféré ce besoin en donnant un besoin opposé à celui d’Edward à son fils : il en a fait un journaliste qui enquête pour tirer au clair le vrai du faux des histoires de son père. Ceci pensé, il put donner à son personnage un fantôme qui le hante : celui de son père qui, durant toute sa jeunesse, n’arrête pas de lui raconter des histoires sans aucun élément réaliste, tout en prétendant que c’est autobiographique.

Cependant, parfois, le scénariste s’est égaré ! Dans le scénario final, il a laissé une blague que dit Will à sa mère lorsqu’il arrive en Alabama avec Joséphine : lorsque Sandra leur ouvre pour la première fois la porte, elle leur demande comment ils sont venus. ‘‘En nageant’’ répond Will, ajoutant que ‘‘l’atlantique, ce n’est pas si grand que ça[7]’’. Or, ce type d’histoire rapproche beaucoup Will de son père, l’histoire étant ici une mythomanie en germe. Afin d’exagérer la différence entre les deux protagonistes, Tim Burton a choisi de couper cette scène au montage.

                                                                                    ii.      Edward

Le père de Will est à priori le personnage le plus facile à transposer du roman, présent de bout en bout, ce dernier ayant raconté ses exploits à qui veut l’entendre. Son adaptation n’est cependant pas aussi simple que l’on pourrait le croire d’un premier abord.

Dans le livre, Edward est décrit comme quelqu’un de battant et de cultivé, qui n’a peur de rien. Il fait partie des deux lignes dramatiques qui composent le roman : l’histoire actuelle, où il cherche à faire comprendre sa mort par son fils, et son catalogue d’exploits passés.

Souhaitant payer une personne qui le reçut en tant qu’hôte après s’être fait voler tout son avoir, il est devenu self made man par la force des choses, publiciste. Daniel Wallace cite alors une source qui, par bien des égards, se retrouve dans ce livre : il s’agit de Horacio Alger[8].

Cet américain est né en 1832 et est mort en 1899, laissant derrière lui 119 livres – destinés à  un jeune lectorat en empruntant au langage du conte – mettant en place le personnage du self made man. Son récit le plus célèbre est Ragged Dick (1867) qui a fait l'objet de plusieurs suites. Ses romans investissent plusieurs thèmes qui se retrouvent dans le livre Big Fish. On y retrouve celui des affaires et des investissements personnels. Les héros doivent comprendre les intérêts, profits et risques financiers qui sont liés à leurs actions et fuites. Un second thème est celui de la chance ou plus précisément du mélange de l'ambition et de chance qui pousse le héros vers une vie nouvelle. H. Alger donne ainsi à  ses héros cette chance magique qu'ont les personnages de contes de fée et qui se retrouve plus d’une fois dans le livre étudié. Cette chance est nécessaire pour l'ingénuité du héros et à son optimisme. Enfin, nous retrouvons aussi le thème de l'éducation : tous les protagonistes des récits d'Horacio Alger veulent s'éduquer et acquérir un savoir.

Lorsqu’il arrive au terme de sa vie, dans le premier chapitre concernant sa mort, le romancier décrit Edward, cette sorte de Sindbad le marin moderne, par le truchement de l’histoire de la femme à deux têtes[9]. Ce conteur invétéré est aussi un homme qui aime les histoires drôles et sarcastiques, comme celles sur les docteurs[10] ou sur la religion[11] soit tout un panel dhistoires à chutes.

Dans le scénario, par contre, il veut être le meilleur en tout dès qu’il lit un article sur le poisson rouge dans l’encyclopédie. Aussi, comme il choisit d’être ce poisson d’or (goldfish) il se transforme en self made man. Sa voix-off le justifie alors qu’il arrive à Spectre :

Et ce que j’avais retenu des sermons dominicaux était que plus quelque chose devenait difficile, plus on était récompensé à la fin[12]

Au-delà du self made man, c’est avant tout un conteur. Le scénariste a souhaité conserver les histoires drôles que racontait Edward dans la version papier, écrite par Daniel Wallace ; mais pour des raisons d’efficacité du scénario, la plupart ont hélas été coupées au montage[13].

Ensuite, si Edward devenait marchant itinérant de son seul gré dans le livre, c’est par la force des choses qu’il le devient dans le scénario : disparu et supposé comme mort par l’armée, et ne souhaitant pas rectifier cette proposition, il n’a plus d’autres choix que de faire ce type de travail.

Enfin, tout change dans les objectifs qui se réalisent entre le livre et le script. Dans le premier cas, Edward finit comme un poisson, mais en plus de cette métamorphose, il acquiert la gestion des mers et des océans, et joue avec les hommes qui pêchent à la surface de l’eau. Dans le film, Edward accède au rêve américain dans toutes ses déclinaisons. Il devient le meilleur, marié à une belle femme, et reste fidèle à cette dernière jusqu’à la mort, sans cesser de vivre des choses incroyables, dans la limite du réalisme.

Au travers de l’étude des deux protagonistes de ce film, il est apparu que John August a littéralement créé un personnage, celui de Will, pour lequel il n’avait à la base que très peu d’éléments, et qu’il a en contre partie contraint celui d’Edward, cherchant à chaque fois à lui donner un réalisme. Ce faisant et donnant un arc dramatique à ses deux personnages, cet arc contraint fortement la fantaisie du roman. Cette contrainte est née avec le cinéma et un principe d’efficacité : comment montrer une encyclopédie – soit une compilation de savoir – plutôt qu’une pile de livre – somme desdits savoirs, où le spectateur voit avant tout des romans (et non des essais). Il apparaît aussi clairement que la place donnée à Will a contraint l’arc dramatique, orientant son interrogation sur les actions fabuleuses de son père et du réel… ce qui a poussé Tim Burton à couper la plupart des histoires drôles contées par Edward. Ainsi, la nécessité dans laquelle s’est trouvé le scénariste de rationnaliser les actions de ses protagonistes l’a obligé à estomper tout un pan de la fantaisie initiale du roman.

2.      Mentors

Ce premier bouleversement en entraîne d’autres, comme avec un effet boule de neige. Observons par exemple les mentors des deux personnages. Le docteur Bennett tout d’abord, puis, là où le livre ne le proposait pas, Karl, en tant que mentor d’Edward dans le passé.

La première apparition du terme ‘‘mentor’’ se fit dans l'Odyssée. La déesse Athéna, a pris l'apparence d’un mendiant, Mentor, pour guider Ulysse une fois revenu sur son île. Ce terme a été repris et banalisé et il est désormais commun de parler d'un messager en lui donnant ce rôle mythologique : c'est un allié sans qui le héros ne serait rien dans cette histoire.

                                                                                      i.      Dr. Bennett

Son rôle varie entre le roman et le scénario final. Dans le roman, il joue plus celui d’un oiseau de mauvaise augure, annonçant page après page le déclin d’Edward. Présent uniquement dans les chapitres concernant sa mort, le romancier a décidé de présenter ce docteur au début de chacun de ces chapitres. Et à chaque fois, il lui a écrit une description physique plus sombre, son âge se perdant petit à petit avec les années :

« Le vieux docteur Bennett, notre médecin de famille, sort de la chambre d’ami en traînant les pieds et ferme doucement la porte derrière lui. Il est vieux comme tout, il a une fameuse collection de plis et de rides, c’est notre docteur depuis toujours. Il était là quand je suis né, pour couper le cordon, et c’est lui qui a remis à ma mère mon corps rouge et fripé. Le Dr. Bennett nous a soignés de maladies par dizaines, avec le charme et les manières discrètes d’un médecin d’une autre époque, ce qu’il est en effet[14]. »

A cette description amusante, Daniel Wallace vient y apposer une suivante, toujours drolatique, mais beaucoup moins longue :

« Il est vieux comme tout, il ressemble à un trognon de pomme que l'on aurait laissé au soleil. Il était là quand je suis né, et il était déjà vieux à ce moment là. Ma mère et moi, on est assis dans le salon, et on attend son verdict[15]. »

Ici, le docteur Bennett, bien qu’il n’ait rien fait jusqu’alors dans le précédant chapitre, commence à prendre un rôle beaucoup plus imposant, tout en ayant du mal à le tenir.

« Il est vieux comme tout, et il fait partie de notre vie depuis toujours. Il était même là quand je suis né, et à l’époque les autorités médicales lui avaient demandé de prendre sa retraite en vitesse, pour vous dire à quel point il est vieux. Le Dr. Bennett est maintenant trop vieux pour quoi que ce soit. Il ne marche plus, il se traîne ; il ne respire pas, il halète. Et il paraît incapable d’accepter les conséquences du fait que son malade soit en phase terminale[16]. »

Bien qu’il ne fasse pas partie de la famille, le docteur Bennett s’est immiscé subrepticement à l’intérieur, et a un amour incontrôlé pour la joie de vivre d’Edward lorsqu’il était en bon état, et cette joie de vivre n’étant point altérée par l’imminence de sa mort, il a beaucoup de mal à assumer son rôle de témoin extérieur : c’est un docteur passionné.

« Le Dr. Bennett avait le visage vieilli, fatigué. Sous les yeux, les cernes formaient comme des ornières marron foncé dans une route[17]. »

Le docteur Bennett est non seulement fatigué, mais il est aussi cette figure tutélaire qui ne vieillit pas ou peu, et qui détient le savoir. Seulement dans le texte, il n’annonce rien d’autre que la mort imminente d’Edward.

John August a donné une nouvelle force à ce docteur. C’est lui qui participe à l’accouchement de la mère d’Edward[18], comme c’est lui qui surveille sa mort. En ce sens, le personnage du scénario ne va pas contre celui du roman. Pour le spectateur, il est présenté comme un grand sage, lorsqu’il donne le mois de l’embryon de Joséphine au jour près, sans même l’avoir touchée. S’il a un rôle proche de celui du roman, donnant l’état de son patient pendant la suite des jours, il a aussi été investi d’une mission supplémentaire : celle de révéler à Will comment, dans les faits, s’est produite sa naissance. Tout ce savoir en fait son mentor. Observons son apparition finale, lorsqu’il incite Will à changer définitivement en préférant la fable aux faits :

Dr. BENNETT

Ton père t’a déjà raconté, à propos du jour où tu es né ?

WILL

Des centaines de fois.  Il a attrapé un poisson impossible à attraper.

Dr. BENNETT

Non pas celle là. La vraie histoire. T'en a-t-il déjà parlé ?

WILL

(soudain intéressé)

Non.

Dr. BENNETT

Ta mère est venue autours de trois heures de l'après midi. Son voisin l'a conduisait à l'hôpital, parce que ton père était au travail au Wichita. Tu es né une semaine trop tôt, mais il n'y a pas eu de complications. C'était un accouchement parfait. Maintenant, ton père était désolé de l'avoir manqué [...] Et c'est l'histoire vraie de ta naissance.

Un long silence, juste les sons de l'hôpital, et les docteurs qui vaquent à leurs affaires.

Dr. BENNETT (continuant)

Pas vraiment excitant, n'est ce pas ? Et je suppose que si je devais choisir entre la vraie version et une fiction élaborée mettant en jeu un poisson et un anneau de fiançailles, je choisirais la seconde version. Mais ce n'est que mon avis[19].

Après cette révélation, Will sourit à moitié en gros plan, et le docteur quitte le champ de la caméra, ce dernier continuant de fixer Will et son père. A cet instant, le mentor a donné tout ce qu’il avait à donner, aussi devient-il un personnage inutile après ce dialogue. Le film se concentre désormais sur les conséquences de ces paroles, à savoir la compréhension de son père par Will. Cette acception arrive précisément, dans le scénario dans le passage de silence, et le mentor révèle au public la solution que choisit Will, afin de supprimer toute ambiguïté.

                                                                                    ii.      Karl

Une opération du même ordre se déroule avec le personnage de Karl, qui est plus éloigné du rôle de guide dans le roman que dans le film. Dans le roman, Karl est un géant qui vole à la petite semaine, et Edward le convainc à devenir fermier pour arrêter de voler les autres. Dans le film, cette première rencontre pousse Edward et Karl à partir ensemble. John August a choisi de faire de lui un mentor à cause de sa particularité physique, celle dêtre géant. À nouveau en tant que figure tutélaire, le scénariste lui donne la particularité d’être « plus grand que la vie elle-même ». Mais ce personnage n’arrête pas de se mettre en butte avec les objectifs d’Edward. C’est donc l’opposé du docteur Bennett. Pourquoi pouvons-nous cependant donner le rôle de mentor à ce personnage ?

Dans un film classique, comme par exemple dans la trame dramatique concernant Will, le héros vit avec un problème, ici sa relation étouffée avec son père, mais il vit bien. Il faut qu’on l’appelle à l’aventure, et qu’un mentor lui donne un objet magique, pour qu’il se décide à franchir le seuil. Comme nous l’avons vu, après son départ avec Karl (et la clef de la ville), Edward franchit le premier seuil, Spectre, comme il a été vu dans le tableau comparatif. Les cas sont inversés car Edward veut partir à l’aventure, il veut mordre dans la vie à pleines dents. Dès lors, John August met Karl en faire valoir des décisions d’Edward, soit quelqu’un qui ne l’empêche pas d’avancer, mais qui n’est pas d’accord avec ses décisions. Au lieu de l’inciter à franchir chaque étape, Karl essaie de l’en empêcher.

Comme le docteur Bennett, Karl a une utilité différente à chaque apparition : la première est donc de l’empêcher de passer par Spectre, la seconde est de le réconforter lorsqu’il a perdu Sandra.  Il sert à remettre la maison de Jenny en état, et enfin, dans le récit que fait Will à son père, il sert une dernière fois, en déplaçant des voitures pour qu’ils puissent arriver plus vite à une rivière. On note que ces deux mentors ont aussi des fonctions opposées, pour donner un plus de dynamisme au film.

3.      Conclusion

L’étude des personnages révèle que le fait d’avoir mis Will en valeur a réduit les capacités d’Edward, entre le livre et le film. Elle montre aussi que des modifications en chaînes apparaissent sur d’autres personnages qui avaient dans le livre une importance moindre. Nous avons vu comment ont été extraits les protagonistes du livre pour qu’ils deviennent actifs et puissent rester intéressants le long du film en introduction à cette partie. Cette « ressemblance » entre tous les films induit un processus de normalisation, qui peut parfois prendre le pas sur l’histoire initiale dans le cas présent d’une adaptation. Ce fut le cas sur ce script, aussi, parallèlement à cette normalisation, une grande part du lyrisme exprimé par Daniel Wallace a disparu. Il faut désormais observer si cette disparition n’affecte que les personnages ou si le genre du roman est lui aussi touché.


[1] John August, Genres and Structure.

[2] Voir annexe 2.

[3] John August, Sequence outline, p.1 ; voir annexes 3.

[4] Wallace, Daniel, op. cit., p.17, pp.16-17.

[5] Ibid., pp. 139-140 – je souligne.

[6] Ibid., p.143 – je souligne.

[7] John August, op. cit., p.20, p. 17.

[8] Daniel Wallace, op.cit., p.17, p.15.

[9] Ibid, pp.18-19.

[10] Ibid, p.95.

[11] Ibid, p.63.

[12] John August, op. cit., p.20, p.35.

[13] Il ne reste que deux histoires que conte Edward à Joséphine : la première est celle des perroquets, contés pendant le dîner familial, et la seconde lorsqu’elle monte dans sa chambre et déplace le poste de radio. C’est la première fois qu’Edward voit Joséphine, et les récits sont réellement extraordinaires. Ces histoires n’ont pas été coupées comme les autres car elles présentent le système de pensée et de conception du monde d’Edward, à savoir broder avec imagination sur des bases réelles voir mythologiques. Pour les histoires coupées, voir aussi en annexe 5.

[14] Wallace, Daniel, op. cit., p.20, p.16.

[15] ibid, p.58.

[16] Ibid., p.92.

[17] Ibid., p.144.

[18] John August, op. cit., p.20, p.8 – YOUNG DR. BENNETT.

[19] Ibid., p.111.

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